Je ne sais point si Mémère a installé ses colonies dans quelqu'île déserte du Pacifique Sud ou si elle a repris le flambeau dans quelqu'autre guinguette, mais ce dont je suis sûre, c'est qu'il n'y a pas ici âme humaine qui vive. Inutile d'attendre encore des siècles, j'en profite pour reprendre ce qui m'appartient : ma plume en l'occurrence et le commandement à l'occasion. Et bientôt les lauriers. Adieu veaux vaches cochons couvées, elle reviendra sûrement quand j'aurai des dents... Après un tel abandon, je ne vais pas laisser croupir mon croupion sans patte lever. Mon petit orteil m'a même dit que Mémère aurait été entre-aperçue du côté du Pacifique Sud. Du coup on aurait pu s'attendre à "une bouteille à la mer". Et bien détrompez-vous Messieurs Mesdames, ce sera un putsch militaire. J'ai décidé de déménager le régiment entier dans la maison, ce sera toujours plus confortable que dans ce vieux poulailler décrépit. Non mais tout de même c'est quand même scandaleux toute cette Histoire, on n'est vraiment pas fait pour vivre enfermé... Imaginez-vous, si nous nous mettions à donner tous ensemble de la voix... Quelle cacophonie ! Les humains s'apercevraient enfin que les bêtes sont assurément moins bêtes que les humains... Tout comme ce prénom ridicule dont Mémère m'a affublé... Elle pensait peut-être que, criant au petit jour jusqu'à m'égosiller qu'elle vienne enfin nous ouvrir la porte, je chantais ! Me prenait-elle pour un simple piaf !
Je vous en passe et des meilleures, tout au plus vous survolerais-je l'Etat de ce poulailler délocalisé. Il y a d'abord moi : la number one, dite "le Che", première rebelle, première à la gamelle. Et dont la supériorité ne se justifie que par mon poids. Lourd il est vrai. Vient ensuite la numéro deux dans la hiérarchie : ma soeur jumelle et l'exact opposée de moi, prénommée "Mayonnaise" dite Mayoyo. Ne voilà t-il pas que Madame s'est attribué le rez-de-chaussée avec le petit cabinet de toilette où elle passe le plus clair de son temps à remettre ses dentelles et ses plumes à l'endroit ! Il y a aussi le living-room où la petite d'ornement Nuggets, la numéro trois et ses deux enfants adoptifs issus d'oeufs fécondés offerts suite à une grossesse nerveuse : Betty-Tanguy numéro six et Clément-Clémence numéro six ex-aequo (on ignore encore si c'est fille ou garçon), squattent le canap'. De leurs journées, que font-ils ? Je vous le donne en mille ! Ils regardent "Chicken run" en streaming en boulottant des pizzas aux asticots. Je me demande à quel moment ils vont quitter le nid ces deux grands dadais ! Pendant ce temps Suzanne la Sussex, la numéro quatre, quadrille le potager en long en large et en travers à la recherche de quelque nourriture terrestre. Elle doit sûrement avoir le ver solitaire, celle-là !
Cette hiérarchie sociale propre à tout poulailler ne vous semblera sans doute pas très démocratique mais aura l'immense avantage d'éviter les conflits. Il faut bien que quelqu'un fasse tourner la machine ! Puisque que Mémère n'est plus là pour faire bouillir la marmite ! Je suis bien obligé de monter le guet dans la chambre de Mémère d'où je contrôle les allers-et-venues. Loin des stériles caquetages, j'assure le poste de pilotage. J'ai même investi le bureau à l'heure où je vous écris et je tape sur l'ordi à petits coups de bec bien secs. Au moins pas de poules mouillées dans la maison de Mémère ! J'ai d'ailleurs toute refaite la déco avec moult tableaux à mon effigie. Et puisque je détiens enfin le pouvoir, j'en profite pour changer la période bleue de Mémère dorénavant en période blanche. Et pour la peine je ferais mieux que Mémère en vous offrant deux recettes pour le prix d'une. Une version hiver et une version été pour des oeufs toute l'année.
A moi son cahier et ses recettes bizarroïdes, je suis bien décidé à y laisser ma griffe. Voici donc un ode à ma progéniture non fécondée :
Mes Oeufs cocotte de cocotte en cocotte
C'est une recette sans four pour réduire votre facture d'électricité car il n'y a pas de petites économies. Elle se réalise au bain-marie dans une cocotte (en fonte).
Aillez et beurrez le ramequin. Déposez dans le fond des petits champignons de Paris. Nappez de crème fraiche, une bonne dose. Dans ce petit nid, cassez-y mes oeufs en prenant soin de ne pas faire d'omelette. Parsemez de ciboulette du jardin de Mémère, un peu d'emmental, sel et poivre. Déposez le ramequin dans une cocotte en fonte rempli d'eau. il doit être immergé au trois-quart. Laissez cuire douze minutes à partir de l'ébullition de l'eau et dégustez.
Ma salade César
Disposez dans une assiette blanche un coeur de salade romaine. Hérésie d'aller au supermarché, je préfère une laitue simple et bonne issue du lopin de terre du gars Sergio. Rajoutez des pickles pour l'acidité, des petits croûtons aillés pour le croquant, des anchois pour la salinité, des dés de blancs de mes soeurs (manger ou être manger, that is the question) pour le protéiné, et tel un joyau, des moitiés d'oeufs mollets au sommet en guise de lauriers. Nappez de sauce César maison (pour la recette désolé mais secret du "Che", allez sur Internet, je ne vais quand même pas tout vous mâcher). Et picorez.
Edith
P.S. : cette chronique est dédiée à la mémoire de ma Mayoyo qu'on a retrouvé morte de soif ou de maladie, que sais-je, et à celle de Suzanne, Betty-Tanguy et Clément-Clémence qui se sont fait croquer tous les trois par un renard randonneur. Dans l'état, ne reste plus que la plus grosse et la plus petite. On dirait bien que toute la classe moyenne a disparu.
Vivement que Mémère revienne.
Poulailler's song, Alain Souchon, 1977